« Faire corps avec la nature »
22 novembre < 15 décembre – Du vendredi au dimanche de 15 h à 19 h
Le Bloc- 19 rue Saint Grégoire – Poitiers
Gaspard Noël – Aventurier moderne, arpenteur de la planète Terre, et philosophe à ses heures…
Gaspard Noël, photographe de la réconciliation par Alexandre Crochet, critique et historien d’art :
« D’autres avant lui, peintres et photographes, ont eu la nature vierge comme sujet de prédilection, depuis Ansel Adams, chantre des grands espaces américains. La puissante singularité de Gaspard Noël réside dans sa participation directe à la photo, démarche qui s’apparente à la performance. S’il est un héritier de photographes comme Arno Rafael Minkkinen, il n’en reprend pas l’approche surréaliste, et ne s’intéresse pas aux mêmes types de paysages. Son but est ailleurs.
C’est lui-même qui pose dans des autoportraits si l’on peut dire « grandeur nature ». En tenue d’Adam, il réussit à joindre deux genres de photos : le paysage et le nu. Longtemps, le nu académique masculin était un passage obligé dans les écoles d’art pour apprendre à dessiner le corps, à en magnifier la musculature et la puissance. Un exercice de style avec ses figures imposées. Généralement, un modèle était payé pour ce travail de pose. L’artiste restait ainsi protégé derrière son crayon, son pinceau ou, plus tard, son objectif photographique.
Rien de tout cela pour Gaspard Noël qui, lui, paye de sa personne. Il a fallu un long cheminement à l’artiste pour se mettre à nu au propre et au figuré. Un jour, il prend conscience que ses vêtements sont devenus un problème : il fallait trouver un habit correspondant à chaque pose, à chaque paysage, à chaque récit. Le mieux était encore de s’en débarrasser. Effacer ainsi toute temporalité, toute datation de l’image, éliminer l’anecdote de l’image. Être nu, c’est aussi se départir de tout signe d’appartenance à une tribu humaine, à un milieu social. Redevenir un homme parmi les hommes, et humblement incarner le genre humain.
Il faut du courage pour se mettre à nu, fût-ce dans une photo, pour passer de l’intime à l’extime, comme disait Michel Tournier. Dans la vie, Gaspard Noël est un être pudique. La seule spectatrice de sa nudité reste la nature. C’est en effet seul dans des paysages vides de présence humaine qu’il réalise ses photographies. Seul avec lui-même. Au fil de ces autoportraits, année après année, il poursuit sa recherche d’un détachement de soi – son visage n’apparaît d’ailleurs quasiment pas sur ses photos –, une quête intérieure, ce qu’il nomme son « ontogénèse psychologique ». Ce qui est donné à voir, ce n’est plus totalement lui, c’est le héros qu’il s’est créé. Dont la nudité est là pour interpeller le regardeur qui peut s’identifier à ce corps musclé tendu par l’effort et les postures complexes. Nulle érotisation, nulle sublimation de ce corps dont seule la beauté épouse celle de la nature dans une tentative fusionnelle.
Ses images le relient à une longue et fertile tradition artistique, celle de la confrontation de l’homme avec la nature. Dans une peinture célèbre de la fin du XIXe siècle, Caspar David Friedrich représentait de dos un homme élégant, un homme des villes, contemplant les nuages flottant sur les cimes. Gaspard (presque Caspar !) ravive au XXIe siècle cette grande figure romantique de l’homme se mesurant à la nature, seul face à son immensité, seul face à lui-même. Quand il se représente, blotti entre deux crevasses gelées, il ressuscite la fascination pour les glaciers, les régions polaires et les neiges éternelles, ce monde immaculé longtemps demeuré intact et qui ramène l’homme à son humble condition, fascination diffusée par la peinture après les premières ascensions dans les Alpes…
Mais Gaspard Noël est un Romantique sans la mélancolie. Un héros agissant et bondissant, un corps souple et puissant qui court pour saisir le bon moment, la bonne lumière, entre l’appareil photo et son lieu de pose. Celui qui se définit comme un « vagabond » arpente la planète en aventurier. Réaliser chaque image s’apparente à un exploit. L’épreuve photographique passe d’abord par une épreuve physique. Chaque prise de vue est une prise de risques. Un défi lancé à la nature et aux éléments. Il faut d’abord transporter, seul, un lourd matériel dans des endroits désertiques et souvent inhospitaliers. Et puis trouver des solutions, des façons de faire nouvelles, s’adapter à l’environnement hostile. Affronter le froid, la chaleur, le sol gelé, le vent mordant, le ciel changeant… Installer un trépied, réaliser des dizaines de vues, mettre le retardateur et filer cette fois dans le cadre. Trouver l’endroit où poser ses pieds, la branche qui supportera le poids de son corps, la prise à laquelle s’agripper… Recommencer encore et encore jusqu’à obtenir la bonne image. « Il y a par nature une immense part d’incertitude dans mon travail. Je ne suis plus derrière l’appareil quand je passe devant. La lumière change en permanence. Le paysage bouge, mon corps vit », explique l’artiste.
Faire corps avec la nature, avec la Terre, voilà l’entreprise audacieuse, solitaire et déterminée dans laquelle s’est lancé Gaspard Noël depuis longtemps. Sans relâche, il retourne à ce tête à tête, enchainé à sa quête un peu folle. La nudité accroît les sensations, renforce le danger, mais aussi le contact avec Gaïa. « Chacune de mes photographies est d’abord une mémoire physique. Je me souviens avec précision pour chacune d’entre elles de la température, du bruit, du vent, de la texture du sol, de sa chaleur, du ciel, de la position du soleil, des nuages et de leur vitesse de défilement, de mon humeur, de mon état de fatigue, de mes blessures, de la présence éventuelle d’insectes… Je les sais et je les sens encore au premier coup d’œil », confie-t-il. Sans relâche encore, les sensations changeantes, renouvelées, rappellent qu’on est vivant, bien vivant, affermissent la certitude d’être au monde.
Derrière l’apparente spontanéité des images se cache une approche très réfléchie autant qu’une grande maîtrise technique. Faire corps avec la nature, mais pas n’importe comment. Le photographe, autodidacte qui a beaucoup voyagé en famille en Méditerranée dans son enfance, a accumulé les références d’histoire de l’art, les postures de la statuaire antique dans sa tête. « La séance de pose devient une sorte de transe, je pioche dans ces images-là, et tout ensuite devient intuitif », observe-t-il. « Des mois de réflexions théoriques doivent entrer en action en quelques secondes d’abandon. Des millions d’années d’érosion, de formation, des centaines d’années de pousses, rencontrent un être vivant très pressé qui veut leur rendre hommage en même temps qu’il profite d’eux », dit-il.
Il reprend certes l’ancien idéal antique de comparer l’homme à la nature, de montrer leurs forces et leurs beautés en miroir, mais multiplie les références implicites, parfois soulignées par les titres qui ne sont pas exempts d’une pointe d’ironie. Parfois, corps triomphant, son personnage se confronte, jeune Poséidon, au jaillissement d’une cascade. Est-ce un Hercule ou un Sisyphe qui s’appuie presque nonchalamment contre d’énormes blocs de roche menaçants, dans un équilibre précaire ? Ailleurs il se tient debout sur la glace, dans la solitude d’un lac gelé, improbable apparition. Dans d’autres images, recroquevillé, il tâche de se faire oublier. N’est-ce pas un mystérieux habitant des forêts tiré des contes scandinaves qui semble habiter les arbres d’une forêt profonde ? Est-ce un homme, un animal ou encore un enfant sauvage qui se cache dans le bel écheveau des branches ? Alors, dans l’œil du spectateur se réveillent des souvenirs de jeux d’enfants… de ceux qui ne veulent pas revenir dans le monde des hommes quand on les appelle et rester éternellement dans les arbres ou à sauter sur les rochers.
De ces rencontres sans témoin humain naissent des images grandioses, prises dans l’immensité vierge de l’Islande, sur les côtes sauvages des Canaries ou dans les forêts primaires de Pologne. Si une fois chez lui, Gaspard Noël assemble minutieusement des myriades d’images pour obtenir un seul et même paysage d’une extrême précision, restitué dans ses moindres détails, il ne truque en rien les couleurs comme d’autres : tout est naturel.
A travers ces univers sauvages, il suggère des espaces infinis que le pied de l’homme n’a pas encore foulé, des espaces premiers qui existaient avant l’homme. Il ressort des photos de Gaspard Noël un rêve édénique, celui d’être le « premier homme » sur Terre… Et il réussit à en donner l’impression au spectateur, à lui faire parfois ressentir le vertige du premier homme qui arpente la terre…
Car Gaspard Noël a choisi de ne pas garder pour lui ses expériences enivrantes d’ermite-photographe. Conçues dans la plus grande solitude, dans le plus grand secret, ces images sont maintenant offertes au regard de tous. Immense paradoxe pour celui qui affectionne la « transcendance », la réunion des contraires décrite par Jung.
Au fil des photos, un double glissement s’opère. La quête personnelle, existentielle et romantique de l’artiste se transforme en quête universelle. De l’homme à l’Homme, de l’individu à l’humanité, ce héros nu, c’est finalement chacun de nous. L’autre glissement se déroule pendant ce compagnonnage au long cours entre l’écorce de l’homme et la peau de la terre, dans cette lente transmutation, où la nature devient humaine et l’homme redevient sauvage.
Depuis le Romantisme allemand, les temps ont changé et le message de l’artiste n’est plus le même. Gaspard Noël, qui a commencé son œuvre bien avant que ces thèmes ne deviennent à la mode, s’inscrit avec acuité dans les problématiques du monde contemporain. Son corpus épiphanique invite à une plus grande conscience du rôle et de la place de la nature, incite à s’interroger sur l’anthropocène – implicitement car l’impact de l’activité humaine est précisément absent de ces images édéniques –, à vivre en harmonie avec la nature, dont l’homme n’est qu’une partie, avant qu’il ne soit trop tard. A ne jamais oublier, pour détourner Montaigne, que rien de ce qui est naturel ne nous est étranger. »